Chroniques

EHL dans la tourmente de 1939 à 1945 (Fr. Denis, 1987)

EHL dans la tourmente
1939-1945
 
 
SOMMAIRE
 
1935—1938         : ANNÉES D’ESPÉRANCE
 
I938—1940 : LES NUAGES S’AMONCELLENT
 
OCT.1940— JUIN 1941 : FACE AUX SOMBRES PRÈSÀGES
 
JANV.1942—JUIN 1944 : LES PÉNIBLES ANNÉES DE LA GUERRE
 
NOV.-DÉC, 1944 : L’ATTENTE DE LA LIBÉRATION
 
NOEL 1944 : UNE ÉMINENTE VISITE À EHL
 
JANV. I945 : EHL SOUS LES OBUS
 
JANV. I945 : EHL EN FLAMMES
 
LES DERNIERES TRIBULATIONS DE L’ÉVACUATION
 
 
 
 
 
 
 
 
 
SOURCES
 
Chronique manuscrite de Fr. Robert WEISS
Chronique sommaire de Fr. Auguste RICHARD
Chronique et notes de Fr. Raymond HENNIG
Notes et Souvenirs de Fr. Marcel MEYER
 
Libération de l’Alsace par Fernand L’HUILIER
Histoire de la Première Armée Française par le Gén.DE LATTRE
 

 
 
Ce terrible et triste mois de janvier l945 reste inscrit comme une des épreuves les plus dures, dans les annales de la Congrégation des Frères de la Doctrine chrétienne. Après tant d’événements dou1oureux qui s’accumulent tout au long des années de guerre, de l940 à l945, la destruction totale de la Maison-Mère d’Ehl représente comme le sommet d’un chemin de croix et, d’une certaine manière, l’anéantissement incompréhensible d’une magni­fique espérance qui avait marqué la période de 1930 à 39, où la Congrégation reprenait vigueur après la tourmente de la Grande Guerre, l914-l918. Quand la guerre éclate en 1939, il y a 80 juvénistes, 15 normaliens préparant le brevet supérieur, et 15 novices.
 
Les pages qui vont suivre voudraient évoquer ces heures dramatiques. En ce qui concerne les événements de novembre 1944 à janvier 1945, nous devons l’essentiel de nos informations à la “ chronique de Fr.Robert WEISS “, Directeur de la Maison-Mère durant cette période, une per­sonnalité dont la prudence, la sagesse et le courage ont été à la hauteur de la situation dramatique et souvent tragique. Sa chronique a été complétée par des notes de quelques autres Frères : Fr. Auguste Richard, Supérieur général; Fr. Raymond Hennig, Fr. Marcel Meyer. Certaines précisions de dates et d’opérations militaires ont été empruntées à l’ouvrage “ Libération de l’Alsace” par Fernand l’Huilier, professeur d’Histoire à l’Univer­sité de Strasbourg.( éd. Hachette 1975)
 
 
 
1935-1938             ANNEES D’ESPERANCE
 
Pour comprendre le désastre que nous évoquerons tout à l’heure, il est indispensable de mettre en lumière, tout d’abord, ce que fut L’ INSTITUT SAINT-MATERNE D’EHL dans les années qui précèdent la der­nière guerre.
 
La Maison-Mère des Frères est alors une ruche bour­donnante de vie, de joie, de prière et de travail. Elle abrite les Frères âgés, le Noviciat, l’Ecole-Normale et le Juvénat. Une communauté de plus d’une centaine de per­sonnes.
 
Depuis 1932 surtout, la Congrégation a pris un élan nouveau. Les longs et patients efforts de Fr. Auguste RI­CHARD, alors Supérieur général, se traduisent par un espoir de relève. Les juvénistes dépassent la centaine. Le Noviciat compte annuellement une douzaine de jeunes gens se préparant à répondre à l’appel du Christ. L’Ecole-Normale congréganiste forme des promotions de 10 à 12 jeunes Frères et enregistre de beaux succès aux examens du Brevet Supérieur d’enseignement. Diffé­rents ateliers préparent les futurs cadres des services techniques.
 
L’oeuvre semble solide comme les fondations et les murs épais de l’ancien Couvent des Récollets, construit au milieu du 18e siècle, bâtiments acquis par la Congré­gation en 1895. L’œuvre semble repartie dans l’enthou­siasme de la jeunesse, comme le symbolise la splendide Chapelle construite de 1912 à 1922 et dont la beauté ar­chitecturale, en style bysantin, à l’imitation de la Basi­lique de Ravenne, vient de s’enrichir d’une décoration saluée comme une des meilleures réussites de l’artiste Joseph ASAL.
Bref, tout cela promet un avenir réconfortant et un nouveau développement du champ apostolique de la Congré­gation.
 
 
1938-1940            : LES NUAGES S’AMONCELLENT
 
Les menaces tout d’abord, puis les débuts de la Guerre mondiale réduisent à néant la grande espérance. Quinze années de travail semblent s’évanouir en quelques mois; mobilisation de la plupart des Frères valides; les juvénistes doivent rentrer dans leurs familles; l’Ecole Normale congréganiste est obligée de fermer ses portes, car les jeunes frères normaliens sont appelés à rempla­cer les frères enseignants mobilisés.
La Maison-Mère accueille alors dans ses locaux vi­dés les enfants de l’œuvre de Zelsheim, cette localité étant située dans la zone d’évacuation le long du Rhin.
 
En juin 1940, la défaite française et l’armistice livrent l’Alsace à l’occupation et à l’annexion par les forces allemandes. Les vicissitudes politiques , une fois de plus, endeuilleront la Congrégation. Dès le mois d’août, le Supérieur général, résidant à Ehl, est aver­ti, par les autorités nazies que les Frères sont remer­ciés pour les services rendus à la jeunesse alsacienne, mais qu’ils sont indésirables, dorénavant, en tout ce qui concerne l’enseignement et l’éducation. Ecoles fermées, réquisitionnées ! Qu’allons-nous devenir ? Pour combien de temps seront fermés, et le Ju­vénat et le Noviciat ?
 
 
OCTOBRE 1940 - JUIN 1941
            FACE AUX SOMBRES PRESAGES            . . .
 
Dès octobre 1940, un étrange sentiment d’an­goisse oppresse la communauté de la Maison-Mère. La nou­velle se répand que la Gestapo opère dans l’Institution de Zelsheim. L’oeuvre de rééducation des enfants et jeu­nes gens est froidement et cyniquement supprimée. Leur internement au camp de Schirmeck fait craindre le pire. On parle d’un transfert des Frères à Dachau.
 
Dans la journée du 17 décembre 1940, un message parvient à Ehl, transmis par Matzenheim. Les 15 Frères jusqu’ici internés à Schirmeck sont expulsés: ils ont été embarqués dans un train en partance vers Lyon. Nous sa­vons aujourd’hui, qu’au moment du passage de ce train en gare de Matzenheim, Frère Bernard Arnold avait pu jeter un petit billet avec l’indication de la destination;
« Frères, expulsés en zone libre- Sud de la France »
La nouvelle constitue le plus beau cadeau a l’approche de Noël : en effet, peu de temps après, des nouvelles par­viennent de Lourdes et de Trélissac (en Dordogne), nou­velles rassurantes qui seront autant d’appels et de si­gnes providentiels d’espérance, comme nous le verrons dans la suite.
 
Pendant ce temps, la situation en Alsace devient de plus en plus préoccupante. La volonté de germanisation s’accentue de semaine en semaine, selon l’ambitieuse pro­messe du Gauleiter Wagner: “ Je vous promets que, dans cinq ans, tout sera différent ici en Alsace ». L’emprise du Parti Nazi sur la population est savamment mise en route par la constitution de groupements locaux:
jeunesse hitlérienne -sections féminines BDM - embri­gadement progressif des fonctionnaires, des médecins, des étudiants, des membres du corps enseignant, des agricul­teurs..Les personnes et les rues doivent changer de nom. Le fameux mot d’ordre injurieux ” Hinaus mit dem welschen Plunder “ retentit partout. La presse muselée se réduit à quatre quotidiens sous contr6le du parti.
Les livres en langue française sont livrés à des autodafés triste­ment spectaculaires. Sauvagerie crépusculaire ! Elle al­lait susciter très vite une réaction d’autodéfense, de méfiance et de résistance.
 
Nous autres, jeunes Frères, impatients d’agir. nous nous occupons, pendant quelques journées, à sauver les livres les plus précieux de nos bibliothèques de Matzenheim et d’Ehl. Nous trouvons un endroit pratique­ment inaccessible, sous la toiture d’une tourelle d’an­gle de la chapelle. Le réduit peut être camouflé, fermé par une maçonnerie d’une vingtaine de briques. Dans la ferveur de notre travail clandestin, nous ne pouvions deviner que 5 ans plus tard, ce trésor culturel serait anéanti par les bombes incendiaires.
 
Les mois d’hiver, fin 1940 et début 1941, appor­tent,~jour après ,jour, des problèmes nouveaux à régler Fr. Auguste, supérieur général, constate avec quelque sa­tisfaction que les différentes communautés trouvent peu à peu un gagne-pain. A Strasbourg, autour de Fr.Médard, se groupent quelques Frères, Rue St Léon, le FEC ayant été réquisitionné les frères ont trouvé des emplois di­vers : organistes, catéchistes, services de l’Evêché, Ar­chives de la Ville de Strasbourg. A Mulhouse, quelques frères plus jeunes, sont embauchés par des entreprises dirigées par d’anciens élèves ou par des bienfaiteurs de l’Ecole des Frères.
 
Vers le mois de mai 194.l ,l’obligation du Service du Travail est annoncée~ pour tous les Alsaciens de 17 à 25 ans. Véritable préservice militaire, il laisse présa­ger l’incorporation de force dans l’Armée allemande. Les Nazis franchiront le pas quelques mois plus tard, car dès décembre 1941, le Gauleiter Wagner, soutenu par Bor­mann à Berlin, entame les opérations préparatoires. L’ordonnance sortira finalement en août l942.
A Ehl, le Conseil de la Congrégation, avait donc bien deviné plus d’une année à l’avance, ce qui allait se passer. Aussi, devant le danger de l’incorporation de force, était-il tombé d’accord de favoriser secrètement un plan d’évasion des plus jeunes frères du Noviciat et de 1’Ecole Normale congréganiste. Ce plan est mis en exé­cution par les Frères Philibert et Alexis , grâce à l’ai­de de Soeur Philibertine et de Soeur Heinis (Ecole Jeanne d’Arc à Mulhouse). Ainsi, une quinzaine de jeunes Frères passeront clandestinement en Suisse. près un bref séjour dans les prisons de Pôrrentruy et de Neuchatel, ils passeront par Genève pour entrer en Zone Libre. L’opéra­tion, malgré bien des inquiétudes et des dangers, se sol­de par un total succès. Aujourd’hui seulement, on peut mesurer à quelles représailles nous nous exposions alors, tant nous-mêmes que nos familles et les autorités de la Congrégation. Combien de jeunes Alsaciens et combien de passeurs ont payé de leur vie leur tentative d’évasion, ou bien l’aide apportée dans ces opérations. Les histo­riens ont pu dresser un bilan approximatif. Nous savons, entre autres, que dans un rapport secret du 19 janvier 1944., le Gauleiter Wagner comptabilise, au titre de la seule année 1943, 354.9 Alsaciens, éléments hostiles au 3e Reich, transférés en Allemagne de l’Est.
 
 
JANVIER 1942 - JUIN 1944
PENIBLES ANNNEES DE LA GUERRE
 
La Maison-Mère d’Ehl, comme toute la popula­tion alsacienne, comme chaque communauté villageoise de chez nous, passe bien des jours et des heures d’alerte, de tristesse et d’angoisse. Maison d’accueil pour les Frè­res âgés venus des autres communautés, elle se peuplera peu à peu de réfugiés civils et se transformera en “Al­tersheirn “. Quelques jeunes Frères assurent la marche des services de la maison : ferme, jardin, ateliers.
 
Mais dès le mois d’août 1942, ces jeunes Frè­res doivent envisager l’ordre fatidique de l’incorpora­tion de force. Les départs vers le front russe se renou­vellent périodiquement. Après la mobilisation des clas­ses 1920-1924, paraît, dans les premiers jours de 1943, l’ordonnance incorporant les classes 1914 à 1919. Des me­sures sévères doivent décourager toute désobéissance et les incidents se succèdent le long de la frontière des Vosges et de la Suisse. En dépit de la peur et de la terreur que propage à travers l’Alsace l’affaire de Bal­lersdorf, les “ filières d’évasion” se multiplient.
 
L’année 194.3 multiplie les alertes à la Maison-Mère d’Ehl. En février, mars, avril et mai, les ins­pections de l’administration allemande se succèdent en vue d’installer dans la maison, soit un lazaret, soit un asile pour vieilles personnes réfugiées. Entre juillet et septembre 1943, une nouvelle des plus sinistres ébranle les esprits, à Ehl et dans toutes les communautés. A l’instigation de Bormann, le Gauleiter R.WAGNER décide d’accélérer la dissolution des couvents et congrégations religieuses. Leurs membres devrront rentrer dans le siècle ou bien quitter l’Alsace, à destination d’une résidence au Wurtemberg ou en Bavière. L’archevêque de Fribourg intervient aussitôt, donne l’a­lerte, proteste énergiquement. L’Alsace entière s’émeut de cette nouvelle mesure tyrannique du nazisme. Diverses interventions ajournent enfin l’exécution de cette mesu­re anti-religieuse.
           
1944    En mai 1944., Une partie des locaux d’Ehl sont définitivement réquisitionnés : La Maison-Mère devra abriter un “ Altersheim “.
Le 5 mai, deux religieuses des “Soeurs de St Jean-de Bassel, (Soeur Tomasine et Norbertine) viennent s‘instal­1er à Ehl. Trois autres religÏeuses viendront fin juin, début juillet, (Soeur Cornélia,Sr.Sigisberte et Anne-M.) Elles ont mission de soigner les vieillards réfugiés qui viennent par petits groupes, à partir du 1er juin.
 
Le 15 mai, 6 oouvriers, originaires de Benfeld se mettent à l’oeuvre pour aménager les locaux d’accueil: infirmerie, chambres à coucher, réfectoire..
 
Le 1er juin, arrivée de 12 personnes âgées venant de Strasbourg. Le 18 juillet, arrivée du premier groupe de réfugiés, rescapés des faubourgs bombardés de Mann­heim. D’autres groupes de vieilles personnes suivront en août et septembre, si bien que Ehl abritera bientôt plus de 100 personnes.
Le Directeur d’Ehl. Frère Robert WEISS, rendu res­ponsable du bon fonctionnement de tous les services, dé­ploie son savoir-faire, son tact, ses précieux talents de générosité et de bonne humeur pour contenter tout le monde. Il sera, comme nous le verrons dans les pages qui suivent, l’homme providentiel, aux heures les plus tra­giques, car la fin le l’année l944 et les premiers mois de l’année l945, représenteront le sommet de l’épreuve, tant pour les frères que pour les réfugiés, installés à la Maison-Mère d’EHL.
 
ATTAQUE-SURPRISE D’UNE ESCADRILLE D’AVIONS ALLIES PAR DES AVIONS DE CHASSE ALLEMAND (souvenir de Fr. Marcel Meyer)
  
 “ C’était peu avant midi, par un temps ensoleillé du mois de juillet ou d’août 1944. Je travail­lais au jardin. Brusquement, j’entends le vrombissement d’une escadrille de superforteresses venant du côté est. Les avions volaient à grande altitude et se di­rigeaient vers les Vosges. Sur le chemin du retour après le bombardement de Munich, ils furent pris en chasse par1 ‘aviation allemande.
 
En direction du sud-est, entre Ehl et Herbsheim, des rafales de mitrailleuses retentissent. Je remarque aussitôt qu’un panache de fumée se dégage d’une super-forteresse alliée. Au même instant, je vois sortir de l’avion en feu une demi-douzaine d’occupants suspendus à leurs parachutes ouverts. Pendant qu’ils descendent lentement, l’avion culbute et va s’ écraser en une for­midable explosion du côte de la forêt de Herbsheim.
 
Les aviateurs alliés finissent par atterrir dans le bosquet près de la Chapelle St.Materne et dans les prés et champs voisins. Le parachute de l’un d’eux res­te accroché dans la frondaison d’un chêne, à quelques centaines de mètres de notre ferme. L’aviateur ne perd pas de temps pour se libérer et descend dans le pré voi­sin. Puis il tend un paquet de cigarettes aux gosses accourus en hâte de Sand. Le Police allemande arrive à son tour et se lance à la recherche des aviateurs fugi­tifs. Bien sûr, l’intervention rapide des policiers, les circonstances de la catastrophe, et la nature du terrain favorisent la capture. Les prisonniers sont transférés à Strasbourg, après un court passage au pos­te de gendarmerie, installé dans la conciergerie du Col­lège de Matzenheim.
 
Cependant l’un des aviateurs, un officier par­lant l’anglais, avait pu se réfugier dans un champ de mais, à proximité de la ferme d’Ehl. Profitant de l’obs­curité de la .nuit tombante, il se faufila dans notre cour où le Fr. Antoine Grieneisen l’accueillit et lui trouva une cachette sûre. L’aviateur pu s'évader quel­que temps après, au-delà des Vosges
 
 
NOVEMBRE-DECEMBRE I944 L’ATTENTE DE LA LIBERATION
 
Le 23 Novembre 1944, le fameux coup d’au­dace de l’Armée LECLERC délivre Strasbourg. La nouvelle s’en répand en Alsace comme le signe d’une libération en­fin certaine et toute proche.
Après ce raid-éclair sur Strasbourg, la 2e D.B. se voit chargée d’opérations multiples : elle doit appuyer les unités américaines progressant sans hâte vers Hague­nau et Wissembourg, puis épauler 3 Divisions américaines pour leur ouvrir le passage vers Sélestat, en progressant vers Obernai et Barr, libérées le 29 novembre.
Assurés du côté des collines vosgiennes par les opéra­tions précédentes, les sous-groupements PUTZ et GUILLE­BON peuvent manoeuvrer dans la plaine, le long de l’Ill et du Rhin. Les Français libèrent facilement Erstein, le 28 novernhre,puis repoussent une forte contre-offensive sur Osthouse, conquièrent de haute lutte Stotzheîm et Gerstheim le 30 nov. Le 1er décembre les soldats de Massu occupent Benfeld, tandis que les chars de ROUVILLARD pro­gressent vers Obenheim et Boofzheim.
 
L’approche des combats met la Maison d’EHL en effervescence. Les grandes caves voûtées se transforment en abris: Frères, religieuses infirmières et réfugîés de 1.’Altersheim y trouvent assez d’espace. D’autres encore viennent demander hébergement et protection : la famille Mentzler du Zoll, la famille Deiber de la maison fores­tière, les familles Walter, Kaag et Matzinger du hameau d’Ehl. Les soldats allemands rodent encore dans les pa­rages. Un groupe est à l’oeuvre pour abattre les arbres le long de la route dite “Heidestraessel”. Des schrapnels français les obligent à déguerpir.
 
2 décembre :            Il est 8h 30,lorsque les premiers chars français s’approchent d’Ehl, venant
par la route d’Obenheim en direction de 1’Ill. Les arbres coupés barrant leur route, les blindés traversent les prés enneigés, en droite ligne vers Ehl. Un char reste en panne dans un secteur marécageux, à dix mètres de notre propriété. Les avant-postes, éléments de reconnaissance, se faufilent le long des murs de la maison. ils saluent bien gentiment quelques soeurs curieuses qui se pen­chent à une fenêtre. Ils se redressent en apprenant que les soldats allemands ont quitté les lieux. Et voici ce que note Frère Robert dans sa chronique:
 
 
......“ En moins d’une demi-heure nos cours sont occupées par des chars, des jeeps, et toutes sortes de véhicules. Les soldats s’installent dans les réfectoires. La cuisine est envahie successivement par des groupes de soldats pour y faire cuire ou rôtir leur portion de viande. Officiers et hommes de troupe se restaurent avec un calme étonnant. L’appétit semble des plus excellents pendant cette courte halte, dans des locaux chauffés »
Bien courte halte disions-nous. En effet, pendant cette journée du 2 décembre, la progression des troupes Leclerc se poursuit vers le Sud. Avant leur départ, pour dégager la route, un char, équipe d’une pelle gigantesque écarte les arbres abattus sur le tronçon de route qui mène ~ la Maison forestière, au carrefour de la route de Herbsheim -Benfeld .D’autres chars suivent, s’arrêtent de temps en temps et mettent en action leurs batteries.
 
Et la chronique de Fr.Robert Weiss continue
« Alors que retentissent les coups de canon, le va-et-vient de nos hôtes militaires continue dans notre cuisine et notre réfectoire. Nos oreilles se réjouissent d’entendre des accents nouveaux : « Bonjour mes frères, Merci mon Frère » A la cuisine aussi, les religieuses font l’impossible pour satisfaire tant de monde.-« Ma sœur, c’est pour quatre » - Ma sœur, c’est pour huit ». les vieilles dame, réfugiées de Mannheim, occupées à rincer la vaisselle, ne finissent pas d’ouvrir de grands yeux en voyant ces soldats de la libération qui viennent faire rôtir des beefsteacks fortement calibrés ».
On apprend que Friesenheim, Herbsheim, Witternheim sont libérés. Un P.C..s’installe alors à Ehl, dans des lo­caux de l’aile sud de la maison. Il occupe près du por­tail, l’atelier du tailleur et le parloir. Les officiers logent dans quelques chambres libres; les hommes de trou­pe s’installent dans une partie du réfectoire et dans les bâtiments de la ferme. De l’autre côté de la route, vers l’Ill, dans l’ancien presbytère de l’aumônerie, les Soeurs de Sand prennent soin du personnel féminin de la troupe. Infirmiers et infirmières militaires en grand nombre, déploient un admirable courage pour installer ce qui sera indispensable en vue des premiers soins àpro­diguer aux blessés.
En effet, les Français s’attendent àune vive ré­sistance allemande. La bataille va reprendre après une pause relative. Les Allemands veulent neutraliser l’avantage stratégique de leurs adversaires. Une fois de plus les Messerschmitt reparaissent dans le ciel. L’artillerie allemande bombarde Kogenheim, Rossfeld, Obenheim, Herbsheim, Boofzheim, les 4 et 5 décembre. Jusqu’au 15 décembre, les Américains,descendus par le val deVillé, ont de la peine à s’installer àSélestat. Le 15 décem­bre, une contre-attaque allemande, soutenue par des chars, est difficile àcontenir du côté de Neunkirch, Wittern­heim. Le lieutenant-Colonel PUTZ, installé àEhl,. s’in­quiète visiblement : il doit sacrifier trop d’hommes et la situation est d’autant plus délicate que les combattants français sont en nombre restreint. A cela s’ajoutent les nombreux champs de mines et les inondations du Ried. Ainsi le secteur reste pendant un mois la pointe avancée de la poussée des troupes Leclerc.
 
Ici se place l’épisode de l’avion-mouchard, rapporté par Fr.Marcel Meyer :
 
C’était vers la mi-décembre de 1944. Nous étions libérés à Ehl par les troupes de la division Leclerc, depuis deux semaines au moins. Le poste de commandement du secteur était installé dans l’atelier du tailleur et le parloir attenant. Un petit avion d’observation et de liaison survolait en permanence le hameau d’Ehl.
Un matin, après le petit-déjeuner, j’étais occupé, en compagnie de Fr. Raymond, au nettoyage de la salle de communauté des Frères. Nous avions ouvert grandement les fenêtres.
Tout à coup, le bruit d’une rafale de mitrailleuse au-dessus de notre maison, retentit, éveille notre curiosité et nous fait courir vers la fenêtre. Un avion de chasse allemand, venu du côté du Rhin, voulait bien mettre fin aux calmes évolutions du « petit mouchard français ».
Celui-ci réussit alors à esquiver la rafale en descendant vers les prés en bordure de l’Ill. L’appareil manque son atterrissage, reste accroché dans les arbres bordant le Mühlbach , second bras de l’Ill en cet endroit. Les ailes volent en éclats, la carlingue reste suspendue dans les branchages. Comme par miracle, le pilote peut se dégager et s’en tire avec quelques écorchures. Aussitôt ses camarades du PC détachent une barque stationnée à notre lavoir et le ramènent dans notre maison, où le colonel le reçoit avec de chaleureuses félicitations.
Quelques jours après, dans un nouvel appareil, le pilote reprenait son service d’observation, de liaison et de surveillance.
 
NOEL I944
 
Le 24. décembre, veille de Noël, dans l’après­-midi, la nouvelle se répand dans la Maison d’Ehl, d’une éminente visite. L’événement s’annonce important, à en. juger d’après l’affairement des officiers.
Le Fr. Marcel Meyer rapporte :
« Les officiers (une bonne douzaine) et une escouade de soldats attendaient à l’entrée de l’établissement. C’était un plaisir de voir les officiers dans leur accoutrement varié et manifestant une humeur bien gaillarde. « Garde à vous ! » Rien ! Le signal a été donné trop tôt. Les officiers se dispersent ; puis, après un moment, ils reprennent leur place.
Peu après 16 heures, un convoi de jeeps et de motocyclettes apparaît. Une haute silhouette, dépassant d’une tête les autres personnalités s’avance vers le groupe des officiers. Voici bien le Général De Gaulle ! accompagné de M. Diethelm, le Ministre de la Guerre, des généraux Leclerc et Montsabert. »
« Le Général De Gaulle se détache du groupe et va serrer la main aux officieux rangés devant l’escalier. Après quelques mots de félicitations et d’encouragement, il agrafe des décorations sur la poitrine des officiers et leur donne l’accolade.
Avant de monter l’escalier qui mène au PC du Colonel Guillebon, le général lève les yeux vers une fenêtre où se tiennent quelques sœurs. « Bonjour, mes sœurs » lance-t-il d’une voix amicale.
La conférence militaire dure trois quarts d’heure. On discute sur la situation et les engagements à entreprendre sur le front tout proche. Ainsi les circonstances sont trop défavorables pour une messe de Minuit à Ehl, et l’on décide que De Gaulle et sa suite assisteront à l’office de Noël, à Erstein, vers 18h.
Vers 16h45, les hautes personnalités regagnent les jeeps, stationnées sur la route et le convoi se met en branle. A peu de distance d’Ehl, sur la route vers Benfeld, le Général reconnaît à leurs cornette blanche, deux religieuses. Il fait stopper la jeep : »N’êtes-vous pas des sœurs de Ribeauvillé ? » Ma tante lui répond : »Si, mon Général ». Se retournant alors dans sa voiture, le Général De Gaulle saisit deux tablettes de chocolat, les présente avec un large sourire, disant : »Voilà pour vous, mes sœurs ». Les religieuses ont à peine le temps de remercier, car la jeep démarre vigoureusement pour rejoindre le convoi qui, par Benfeld, Sand et Matzenheim, se dirigera vers Erstein.
 
 
SO1REE DE NOEL A EHL
 
Après les émotions de la visite du Géné­ral De Gaulle et des hautes personnalités de sa suite, la soirée de Noël à Ehl ne manque pas d’am­biance. Les combattants de la Libération oublient les dures exigences de la guerre.
 
Le personnel de cuisine, Religieuses et Frères, selon les directives de Fr. Robert, Directeur, améliorent au mieux le menu et mettent tout leur coeur à servir tout le monde. Le “ Chant des Africains” résonne dans toute la maison. Les officiers, le Colonel CUILLEBON en tète, partagent la joie des soldats.
 
EHL SOUS LES OBUS - LES ALLEMANDS REVIENNENT
            PREMIERS            JOURS DE JANVIER 1945
 
Dès le premier janvier 1945, les troupes de la Division LECLERC quittent Ehl en hâte . Elles sont appelées à soutenir les Américains, surpris par la controffensive de Rundstedt, sur le front des Ardennes et de Lorraine. Le secteur passe alors sous le commandement du général De LATTRE qui a reçu mission de défendre la ville de Strasbourg et d’empêcher la redoutable Opération “Nordwind”, décidée par Hitler: en effet, mettant à profit le dispositif étiré des Alliés, les Allemands déclenchent une manoeuvre en tenaille, attaquent en force au nord et au sud de Strasbourg. La région de Gambsheirn et celle de Herbsheim, Obenheim vont devenir les deux points névral­giques où se dérouleront de sanglantes batailles, par un temps glacial, sur un sol gelé, couvert de 40 à 50 cm. de neige. Ainsi Ehl va se trouver, pendant près de 3semai­nes, sur la ligne du front; car De Lattre, ayant pris l’engagement solennel de défendre Strasbourg et tous les secteurs déjà libérés, a donné l’ordre ferme de ne pas reculer au-delà du Canal du Rhône-au-Rhin, et, dans les conditions les moins favorables, de tenir la ligne de l’Ill.
Alors que l’émoi règne à Strasbourg et que les colonnes de réfugiés prennent la direction des vallées vosgiennes, nos Frères d’Ehl, avec ceux qui avaient. cru trouver dans la Maison un abri sûr, ressentent un étran­ge sentiment d’abandon. Pendant des jours, c’est un. « No Man’s Land »   où n’apparaissent de temps à autre, que des patrouilles de reconnaissance.
 
Les nouvelles les plus inquiétantes circulent et, d’heure en heure, les combats se rapprochent. Ce. qui se passe alors, nous le connaissons mieux aujourd’hui, grâce aux Mémoires du Général De LATTRE, dans son livre: “Histoire de la première Armée française “.
Il note, au sujet de la Bataille au Sud de Strasbourg
« Le choc est violent. Dans l’aube glaciale. sur la plaine couverte de neige que l’éclatement des obus sau­poudre de cernes noirâtres, des ombres fantomatiques avancent, ombres démesurées de chars peints en blanc, ombres innombrables de fantassins revêtues de cagoules.
Entre le Canal du Rhône-au-Rhin et les bras de 1’Ill, deux grosses colonnes progressent. A droite, au plus près du Canal, ce sont les blindés de la Brigade Feldherrnhalle qui attaquent sur le sol gelé. Plus à gauche, vers l’Ill, l’action est surtout menée par l’infanterie de la l98e Division allemande ».
 
5 janvier : Les Allemands enlèvent Neunkirch
7 janvier : à 10h 30, le Bataillon d’Infanterie de Ma­rine du Pacifique (B.I.M.P. commandant Ma­gendie) est violemment attaqué à Rossfeld et à Herbsheim. Les combats se prolongent tout au long du jour. Une infiltration al­lemande dans le village de Herbsheim ne peut être liquidée que vers la tombée de la nuit ,après une charge audacieuse de trois chars légers du 1er Régiment des Fusiliers Marins.
Dans la même journée, les blindés enne­mis essaient de franchir 1’Ill à Osthouse et de gagner la Nationale 83. Le Bataillon de Marche du Capitaine Fournier leur barre le passage. Les chars se replient et, par la Nationale 63 (Route de Markolsheim -Strasbourg) se dirigent vers Krafft et Er stem. Un autre détachement du B.M 21 les arrête sur le Canal de Décharge de l’Ill:
Heureusement le pont, détruit en dernière minute, coupe définitivement aux Allemands la route de Strasbourg.
 
La situation est telle que les frères encore mo­bilisables par la Wehrmacht quittent Ehl: ils cherchent sécurité d’abord au Collège de Matzen­heim, puis du c6té d’Ottrott, de Boersch et Klingen­thal.
Les voûtes de la Chapelle d’Ehl recueillent les dernières mélodies vespérales, pendant que les obus explosent dans la propriété. Des chars alle­mands apparaissent à la lisière du bois, du côté de la Chapelle de St Materne.
Pour ce même jour, la chronique de Frère Robert rend hommage au dévouement héroique de Mr le. Dr. Winisdoerfer de Benfeld :
«  Pendant que le bruit des armes se rapproche, on nous amène des soldats gravement blessés. Plusieurs de nos vieilles personnes récement des soins urgents. Comme toujours, je préviens le dr. Winisdoerfer. Bravant le danger, le médecin vient faire sa visite et soigne nos malades et nos blessés. Peu de temps après son passage, un obus dévaste le local où nous avons stocké nos provisions alimentaires. Une patrouille française échappe de justesse aux éclats meurtriers de l’explosion. »
Aujourd’hui encore, Mme Lesca, née Winnisdoerfer, se sou­vient des adieux de son père :“ Mon devoir, disait-il, m’appelle à Ehl, au-delà de l’Ill. Je sais que je cours vers des dangers mortels. Mais je ferai mon devoir coûte que coûte. Ayez confiance ! Au revoir ! A la grâce de Dieu.”
 
8 janvier :            Du côté de Rossfeld et de Herbsheim, la poussée ennemie s’accentue. Une contre-offensi­ve française se termine par une retraite au-delà de l’Ill.
« Nous voyons passer à Ehl un bon nombre de chars français. Ils ont pour mission de débloquer la garnison d’Obenheim, menacée d’encerclement. » note Fr. Robert
En ce qui concerne cette opération de contre-of­fensive, De Lattre écrit :
Nos engins sont nettement surclassés par les“ Jagdpanther “ et les “Tigres “. On n’est pas
long à s’en rendre compte quand, vers 14h 30, le 8 janvier, notre contre-attaque démarre vers Oben­heim et Gerstheim. La colonne,partie de Sand ne peut déboucher et celle d’Osthouse doit se replier à la nuit tombante vers sa base de départ....”
 
Le char “Gouraud” est anéanti près de la Gaens­weid. Un autre s’embourbe dans la vase, à la li­sière de la forêt, au nord-est de notre ferme. Les tireurs de Panzerfaust sont à l’affût de tous cô­tés.
Dans la nuit de 8 au 9 janvier, les Allemands atteignent le cimetière de Rossfeld, mais ils sont refoulés une seconde fois.
 
9 janvier: Pour ceux d’Ehl, le danger grandit d’heu­re en heure. Les obus tombent et éclatent un peu partout. Les grandes et solides caves d’Ehl sont pleinement occupées. Les religieuses infirmières se dévouent jusqu’à la limite de leurs forces. Ce 9 janvier encore, les forces de contrat­taque, concentrées sur 1’axe Sand-Obenheim cher­chent à rétablir la liaison avec le Batail­lon de Marche N°24 du Commandant Coffinier et un détachement de la Brigade Alsace-Lorraine, (Commandos - Monti et Dubourg). La résistan­ce allemande est tellement opiniâtre que la jonction ne peut s’opérer.
Un complément de l’Ordre général d’opé­ration rr°221 précise : « Le cours de l’Ill, constitue dans cette région la limite arrière de votre position de résistance, sur laquelle par conséquent, la bataille ne doit être livrée qu’en tout dernier ressort ».
 
10 janvier : A Ehl, situé à 3 km de Herbsheim, à 6 km d’Obenheim, on entend le grondement de la ba­taille. L’artillerie allemande semble vouloir détruire ce point d’appui et le poste d’ob­servation que constitue le clocher de la cha­pelle. Les obus tombent. Quelques-uns attei­gnent la tourelle. Un obus explose dans un ré­fectoire, transformé en dortoir pour les gens de l’Altersheim. Quatre personnes agées, ayant réfusé de descendre dans les caves, paient du­rement leur obstination : 2 morts et deux blessés graves. Des patrouilles allemandes de reconnaissance s’aventurent jusque sur les bords de l’Ill.
 
11 janvier: La garnison française d’Obenheim doit se rendre : ses munitions sont épuisées et les forces ennemies disposent de chars des plus puissants.
Pour les Allemands, désormais, la route en direction de l’Ill est libre, d’autant plus que Rossfeld et Herbsheim viennent de succom­ber à leur tour.
 
Le soir de ce 11 janvier, Ehl est réoccu­pé par un faible détachement de la Wehrmacht.
 
EHL EN FLAMMES
LES DRAMATIQUES JOURNÉES DU 14 AU 17 JANVIER 1945,
 
 
Les Allemands multiplient les attaques encore 1es 13 et 14 janvier. Pour les Français la défense de l’Ill devient une priorité. C’est sans doute la journée du 14 qui marque le paroxysme de la crise. La situation restera incertaine, tant au sud qu’au nord de Strasbourg jusqu’aux 25-27 janvier. L’opération “ Nordwind “échoue enfin vers le 28 janvier.
 
Mais que se passe-t-il à Ehl ?
 
14 janvier : La chronique de Fr.Robert donne les ren­seignements suivants :
 
Dès le matin, plusieurs avions décrivent au-dessus d’Ehl des cercles menaçants. L’un d’eux descendet mitraille la grange et les autres bâtiments. Les réserves de foin et de paille s’enflamment. Les écuries, les étables, la porcherie, la menuiserie et la salle de musique constituent un gigantesque brasier. Deux Frères cherchent à sauver le bétail et lâchent les vaches vers les prés enneigés. Toutes nos provisions alimentairessont détruites. Bientôt les bâtiments incendiés n’offrent plus que le spectaclede quelques pans de murs noircis. Le plafond bétonné des étables a résisté au feu. Vers le soir, les bêtes rentrent seules et trouvent le chemin de leur logis. Mais elles périront les jours suivants, car le drame d’Ehl est loin d’être fini. »
 
17 janvier : Dans l’après-midi, des bombes incendi­aires touchent le clocher et la toiture :.de la cha­pelle. De petites flammes de phosphore apparaissent ici et là, grandissent et embrasent la charpente. Le feu s’étend très vite et trouve une nourriture pro­pice dans les chevrons centenaires de l’aile sud. Inévitable sinistre ! Un vent assez fort attise par rafales une douzaine de foyers. Frère Célestin, aidé par quelques soldats et plusieurs civils cherche à lutter contre le feu. Efforts inutiles ! Fr.Robert communique à Fr. Auguste, Supérieur général, l’impossibilité de sauver la Maison.
 
CHRONIQUE DE FR. ROBERT
 
« Comme Job, notre Supérieur Général fait un acte héroïque d’abandon et de confiance en la Providence. Moi-même, je fais un tour d’inspection autour des bâtiments en flammes. Sinistre spectacle ! Les flammes sortent par toutes les fenêtres du premier étage et déjà, le feu a pris de divers côtés au rez-de-chaussée.
Je décide que tout le monde restera dans les caves. Les épaisses voûtes seront assez solides. Le moment venu, la sortie des gens pourra se faire par une porte assez large de côté est. Nous attendons l’effondrement complet de la toiture pour nous garantir contre les tuiles tombant par milliers, contre les tisons et les poutres calcinées. D’autre part, les murs seront assez solides pour ne pas barrer la porte de sortie.
Pourtant, à un moment donné, la situation devient des plus dramatiques dans les caves. En effet, les vitres cassées des soupiraux avaient été remplacées par des bottes de paille. Celles-ci avaient pris feu. Les caves se remplissaient d’une fumée asphyxiante. Même des réserves de charbon prenaient feu. Panique générale : on crie, on appelle, on se croit perdu. Quelques hommes sortent pour écarter les bottes de paille enflammées. En quelques minutes, un courant d’air froid chasse la fumée et le calme se rétablit.
Mais il faut songer à l’évacuation des personnes. Priorité aux malades et aux plus âgés ! Je m’adresse à quelques soldats allemands réfugiés avec nous dans les caves. Leur chef décide de prévenir le poste de commandement à Rhinau. Le transfert ne tardera pas et une dizaine de voitures sont mises à notre disposition, dans la soirée du 17 janvier. »
 
LES DERNIERES TRIBULATIONS DE L’EVACUATION
 
Il ne faut pas oublier que la Maison d’Ehl, en bordure de l’Ill reste encore un point vulnérable, mal­gré les ravages de l’incendie. Les unités françaises à l’ouest de la rivière, ont mission d’empêcher toute tê­te de pont de la Wehrmacht. Ainsi l’évacuation des si­nistrés d’Ehl se poursuivra dans un va-et-vient fiévreux, incommodé par les tirs d’artillerie, dont les batteries sont installées du c6té de Westhouse.
 
Nous laissons une fois de plus parler Fr. Robert dont la chronique abonde en détails, puisqu’il a été, en quelque sorte le maître d’oeuvre de l’opération
« L’hôpital de Rhinau devait donc nous recevoir dans un premier temps. Les religieuses de St Jean de Bassel nous avaient précédés avec quelques vieilles personnes, dans la soirée du 17 janvier.
Enfin, c’est le 18 janvier, à 2 heures du matin, que la plupart des Frères quittent Ehl. J’accompagne le convoi, mais je décide de revenir le lendemain afin d’assurer, avec Fr. Raymond, Fr. Luc et Fr. Sigismond les ultimes sauvetages du matériel indispensable. La religieuse cuisinière sera elle aussi de cette dernière équipe.
19 janvier : Je reviens donc à Ehl dans la soirée du 19 janvier. Je rpère un poste allemand, près du pont Maternusgraben sur la route Sand-Obenheim. Vue ma fatigue, je pense passer une nuit tranquille et j’installe ma couchette derrière un pilier de la cave. Mais vers minuit, quel remue-ménage ! Un soldat allemand entre dans la cave, nerveux, furieux. Que se passe-t-il ? Il me raconte la mésaventure d’une de leur patrouille de reconnaissance. Une de leurs sentinelles sans doute mal informée, vient de décharger une rafale de mitraillette sur ses propres camarades ! Bavure dans la transmission des consignes ! J’en tire une leçon pour nous-mêmes qui, la nuit suivante, devons nous mettre en route pour Rhinau ».
20 janvier : la journée se passe à préparer le départ de la dernière équipe des Frères. Dans l’immense amas de ruines, quelques petits foyers de phosphore répandent encore une fumée âcre. Dans les caves, nous rassemblons quelques restes de victuailles, mais surtout des couvertures, lingerie, habits. Des voitures militaires viennent à la nuit tombante. On charge le matériel en hâte. Les voitures repartent, direction Rhinau, à travers près, vers la forêt toute proche. La dernière voiture qui devait nous emmener nous-mêmes (les frères) est partie également, en nous oubliant.
Je téléphone au Poste de Commandement allemand, demandant que ordre soit donné, au poste avancé, à la lisière de la forêt, que les voitures soient stoppées en attendant notre arrivée. Notre petit groupe de Frères se met alors en route, à pieds, quelques effets sur le dos. Ah ! nous nous souviendrons longtemps de cette nuit noire et froide, de cette marche pénible dans la neige ! Notre bon et vaillant Frère Luc, après tant d’épreuves, croit mourir en chemin. Nous le soutenons de notre mieux.
Plus nous nous approchons du « Fossé St materne », où veille la sentinelle de l’avant –poste, plus grandit notre appréhension. Le poste a-t-il été averti, selon mes indications ? Nous l’ignorons. Nous risquons une aventure tragique, comme celle de cette patrouille de reconnaissance, accueillie par une rafale de mitraillette. Nous nous confions à la protection de Notre-Dame en répétant le « Sub tuum ».
A quelques dizaines de mètres du poste, je crie à plusieurs reprises : « Posten, nicht schiessenn » - « Sentinelle, ne tirez pas ». Pas de réponse. Finalement une voix rauque retentit : « Ach was ! hier wird nicht geschossen. Wir wissen, dass nur noch Elsässer herumlaufen“ –Allez-donc! On ne tire plus ici; nous savons qu’il n’y a plus que des Alsaciens qui se promènent par ici“
Nous nous approchons du poste. Quelques mots amicaux ! Les voitures sont là. Nous prenons place sur le dernier véhicule. La route vers Rhinau continue dans la nuit glaciale, par des chemins presque impraticables. Nous arrivons à Rhinau vers 4 heures du matin, dimanche le 21 janvier. »
 
L’EXODE des Frères finit le 26 janvier : ils sont évacués au-delà du Rhin et trouvent un refuge dans la Maison Skt. Landolin, à Ettenheimmunster, auprès de nos confrères de la Province de Bade.
Durant leur séjour, là-bas, ils verront l’arrivée des troupes françaises le 20 avril. Ce n’est qu’après 2 demandes adressées par Fr. Auguste, Supérieur .général, à l’au­torité militaire française, que leur retour en Alsace se fera, pour un premier groupe le 16 mai, pour le dernier groupe, le 19 mai, à la veille de la Pentecôte l945.
 
Ils sont accueillis au Collège de Matzenheim, par Fr. Félix et Fr. Médard et les confrères qui, à Matzenheim, avaient dû assister de loin au drame d’EHL, sans aucune possibilité de secours.