Frère Dominique Grau (1905-2002)

Le défunt était né à Strasbourg le 10 mars 1905. l­avait passé une partie de sa jeunesse à Boersch, chez sa tante, et a fréquenté l’école primaire communale à Bœrsch qui était tenue par les Frères. Il s’était décidé très tôt pour la vie religieuse et est devenu membre de la Congrégation des Frères de Matzenheim. Dès sep­tembre 1919, il est entré au juvénat d’Ehl près de Benfeld et à 18 ans il s’engage dans la Congrégation.
A partir de 1926 il suivit des cours du Conservatoire de musique à Strasbourg. Son pro­fesseur J.M. Erb apprécie hautement cet élève dont les aptitudes, le travail, le progrès et les succès aux examens méritent les meilleurs éloges. Avant la guerre et jusqu ‘en 1939 il était professeur de violon et de piano au collège. Pendant la guerre le collège était devenu hôpital militaire et le frère Dominique s ‘occu­pait du service de la restauration en tant que respon­sable de la dépense.
A partir de 1946 et jusqu‘à sa retraite en 1976, il était professeur de musique et directeur de la chorale des jeunes collégiens qui s‘est distinguée parti­culièrement lors des concours à Strasbourg. Durant sa retraite il était organiste à la paroisse de Matzenheim encore durant de longues années et il a été honoré par le chanoine Kirchhoffer qui lui avait remis médaille et diplôme de l’Union Ste-Cécile. Le Frère Dominique était un éducateur et enseignant estimé et très discret qui a tout de même composé quelques morceaux de musique sacrée et a réalisé de nombreux arrangements pour la chorale d’enfants qu’il dirigeait.
La célébration des obsèques a eu lieu dans l’église St-Sigismond de Matzenheim et de nombreux anciens élèves étaient venus lui rendre un dernier hommage. La célébration eucharistique était présidée par le frère Jean-Claude Anheim, directeur du collège. Il était assisté de:nombreux prêtres et dans son éloge funèbre le célébrant a surtout relevé que le Frère Dominique était un artiste qui vivait de la musique et un religieux qui vivait de sa foi.
Théo Breysach, DNA, mars 2002
 
AU CHER FRERE DOMINIQUE
En hommage au musicien qu’il a été
 
La Communauté des Frères de Matzenheim est à nouveau en deuil; Frère Dominique s’en est allé en cette fin de l’hiver 2002, rejoindre ceux de ses confrères qui furent les éducateurs de grand talent des générations de l’après-guerre et qui nous ont quitté l’un après l’autre au cours des dernières décennies.
Les anciens élèves de ma génération se souviennent avec émotion de Frère Dominique, tout comme ils se souvi­ennent de Frère Nicolas ou de Frère Georges, de Frère Félicien ou de Frère Fidèle, de Frère Jean ou encore de Martin Rohmer, ces figures devenues légendaires qui s’imposent à votre souvenir chaque fois que vous pénétrez dans l’enceinte du Collège Saint-Joseph.
Frère Dominique n’a laissé personne indifférent. Il a enseigné la musique, cette discipline ô combien exigeante, qu’une majorité considérait comme rébarbative et ennuyeuse, ceux pré­cisément qui n’avaient pas l’oreille musicale ou qui ne voulaient pas en avoir, alors que pour les autres, ceux pour qui la musique exerçait un cer­tain attrait, cet enseignement avait quelque chose d’enrichissant et d’é­panouissant. En fait l’enseignement musical se concevait à des degrés divers. Il y avait l’enseignement de base, celui qui consistait à éduquer la masse des élèves en classe. Le chant faisant par­tie des disciplines qui étaient au pro­gramme tout comme l’étaient les mathématiques, le français ou la géo­graphie, il était hors de question d’y échapper. Les classes se retrouvaient dans la salle de chant équipée de bancs identiques aux bancs d’une église. Le tableau noir avec des portées peintes de manière indélébile permettait la visualisation de tous ces signes cabalistiques propres aux parti­tions de musique. Frère Dominique, assis devant son harmonium s’évertu­ait à faire chanter son auditoire, généralement peu enclin à s’enflam­mer pour la chose. Autant le dire sans détour, le coeur n’y était pas vraiment et pour la plupart des élèves, le seul souci consistait à attendre que ça se passe et à espérer que la sonnette ne tarde pas trop à annoncer la fin du cours.
Il y avait aussi une minorité d’élèves qui prenaient des leçons particulières afin d’apprendre un instrument, con­formément aux vieilles traditions bien ancrées dans les familles alsaciennes. Frère Dominique était de ceux qui maîtrisait plusieurs instruments, notamment le violon, le violoncelle, le piano et l’orgue et qui, de ce fait, était le maître de musique compétent et exigeant tout à fait indiqué pour dis­penser un enseignement de cette nature.
Il y avait même une 3ème voie pour qui voulait approfondir ses connais­sances musicales et les mettre au serv­ice de la collectivité, c’était celle de faire partie de la chorale. Frère Dominique recrutait et sélectionnait ses chantres au début de chaque année scolaire. A force d’exercice et de répétitions journalières il arrivait àcréer un ensemble choral d’une très grande qualité. Cette chorale se met­tait en évidence tout au long de l’an­née en animant les fêtes du Collège grâce à un répertoire de chant profane très diversifié. Il n’était pas concev­able qu’une fête de Noél, qu’une Fête des Anciens, qu’une fête patronale ou qu’une fête du Frère Supérieur pût être célébrée sans ce feu d’artifice musical spécialement peaufiné pour la circonstance par la chorale de Frère Dominique. Mais il n’y avait pas que le profane, il y avait aussi tout ce qui touche à la liturgie. Et dans ce domaine la chorale n’a jamais manqué de se surpasser lors des messes ou des offices de toute nature à la chapelle. Qui ne se souvient avec émotion des
messes à 4 voix avec accompagne­ment d’orgues lors des grandes fêtes liturgiques, ou encore de la messe des Anges des offices des dimanches ordi­naires chantée en grégorien, dont on connaît la subtilité d’exécution et la fin nuançage du phrasé musical.
 
Frère Dominique s’était forgé la répu­tation d’un maître de chant exigeant, soignant le détail des fins de phrases, recherchant la perfection du point de vue de la précision d’exécution, imposant au groupe une grande rigueur en l’obligeant à suivre la cadence tout en modulant l’amplitude vocale imposée par la partition et trans­mise gestuellement par le maître. La grande popularité acquise au fil des ans et les nombreux trophées gagnés I lors des concours départementaux de chant témoignent de la notoriété de l’ensemble choral du Collège de Matzenheim et des grands mérites qui sont à mettre à l’actif de son chef.
Après s’être retiré de sa vie active, il restera au Collège où j ‘ai eu le plaisir de le rencontrer à maintes reprises. La fin de sa vie sera quelque peu assom­brie par la terrible infirmité qui allait être la sienne, la surdité. On peut s’imaginer ce que cela représente de dramatique et de frustrant pour un musicien ! Un peu à l’instar de Beethoven, toute proportion gardée, il connaîtra un univers où le silence a fini par s’installer peu à peu dans son quotidien.
Frère Dominique s’en est allé avec la discrétion qui était la sienne. Je garderai de lui un souvenir ému et reconnaissant et au lieu de faire la minute de silence traditionnelle en mémoire de ceux qui nous ont quit­tés, je lui dédie cet ultime interlude musical, le sublime « Lacrymosa » du Requiem de Mozart, pour saluer une dernière fois, le grand musicien qu’il aété.
 

Roland Mislin, ancien élève de 1 949-1 956

 
 
Discours de J.P. Brand, Président des Anciens élèves du collège de Matzenheim
à l’occasion de la remise des Palmes Académiques à Frère DOMINIQUE le 19 Février 1989
 
Cher Frère,
 
Au nom de tous les Anciens Elèves qui sont passés entre vos mains, de ceux qui avaient l’oreille musicale et de ceux qui l’avaient moins, je voudrais participer aujourd’hui au chant des louanges qui déferlent sur vous, vous féliciter pour votre distinction amplement méritée, et vous demander la permission, pendant ces quelques instants, de nous réjouir autant que vous.
Parmi tous les formateurs et éducateurs que les uns et les autres, dans leurs différents parcours scolaires, ont eu à connaître, parfois à subir, rares sont les figures qui se détachent avec autant de précision et de brillance dans le halo de nos souvenirs que celle de vous cher Frère Dominique. L’identification que nous avons reconnue entre vous-même et la musique a gardé dans notre subconscient une telle intensité que, si nous devions associer à Sainte Cécile un compagnon, très certainement ce serait Dominique son prénom. A ceci rien d’étonnant quand, avec DO et MI ce nom porte déjà en lui la moitié de l’accord parfait. Cette merveilleuse flamme qui vous a toujours animé, et vous animera encore, vous avez également su la transmettre, avec brio, à la majorité de vos élèves. Vu la matière, parfois un peu délaissée à tort dans les programmes, ce succès fut le résultat d’un difficile exercice de communication, surtout quand l’objet en lui-même est justement un vecteur de communication par excellence. La musique, en effet, n’est-elle pas le support le plus élaboré permettant la relation avec la plus discrète intimité de l’homme, et des autres hommes? N’est-elle pas le langage le mieux adapté pour exprimer ce qu’il y a de plus divin en nous ? Chantres en culottes courtes, groupés autour de vous à la chapelle, là-haut sur la tribune, nous étions anges parmi les anges déjà -! Grâce à vous, notre vie, à bien des égards, se sera révélée plus communicante, plus ouverte, plus priante, plus équilibrée, plus gaie, plus profonde. Vous n’avez pas idée, et nous en sommes stupéfaits nous-mêmes, de tout le bonheur que nous vous devons. Notre gratitude est à sa mesure
Si vous permettez - car j’ai aussi la méchante réputation de dire ce qu’il ne faut pas dire - et vous ne le prendrez pas mal, je dirais aussi que ce que j’ai le plus aimé en vous, c’est votre extrême pudeur. Maladroite pudeur qui voulait dissimuler à nos yeux toute la tendresse qui vous portait vers les jeunes. Pudeur encore que ces fraternelles bourrades, pour éveiller la bosse musicale parfois récalcitrante, ou pour l’encourager, mais qui, en fait, cachait fort mal l’amour et la fougue qui alimentaient votre sacerdoce de Frère, d’éducateur et d’artiste. Rude épreuve pour vous que de rester en toute circonstance le maître du Moderato et du Mezzo Forte, quand votre propre feu intérieur et l’appel pressant de la jeunesse qui vous confiait ses dons, vous entraînaient à vouloir enfourcher tous les Allegro Vivace et tous les Fortissimo du monde
Vous me pardonnerez de citer ici un poète qui, dans sa partition terrestre ne semblait pas avoir découvert l’harmonie du Dieu des chrétiens, mais de cette même terrible force de l’âme devait surgir ces quelques vers de Rainer Maria RILKE :(*)
 
« Tu me poursuis où que j’aille,
Force ardente
Qui m’éprouve maille par maille
Dans la tourmente.
Tu m’attaques pour que je vaille
Parmi les choses,
On se décide pour la médaille
Ou pour les roses. »
 
Cher Frère, vous êtes allé au-delà de cette alternative de Rilke, vous avez opté pour les deux : en commettant l’exploit de décrocher la médaille tout en cultivant la rose...
» La rose » : ... tellement inutile et pourtant essentielle; la rose ... couleur d’un accord; beauté d’une phrase; rondeur d’un son; logique d'une fugue; justesse d’intervalles qui ne tolère pas l’à peu près; conflit dans l’interprétation entre ‘passion et retenue’, ‘fidélité et liberté’; maîtrise du rythme même dans les passages difficiles; endurance et solitude dans le travail des gammes, ces méchantes épines; vaincre le trac; rester soi-même, tout en partageant l’unisson avec lé groupe; l’important c1est la rose ... en finale de l’œuvre, ce point d’orgue, auquel se suspend un court silence, instant d’éternité, avant que n’éclatent, comme aujourd’hui, des ovations bien méritées; découvrir et faire découvrir, enfin, qu’en chacun de nous, des cordes merveilleuses n’attendent que notre bon vouloir et le coup de baguette du maître, pour chanter la vie et toute l’émotion de notre cœur, à la plus grande gloire du génie de l’Homme et de son Créateur.
Il n’y a pas d’âge pour cela : « Rosen blühen auch im Herbst ». (**)
Confiance ! C’est grâce à des gens comme vous, que toutes les surdités, et les poings levés de notre société n’arriveront à l’étouffer !...
Merci Frère -…- Merci Maître -…-
…et vive notre « Chevalier à la Rose »(***)
 

(*)       Rilke:1875 -1926
(**) (En automne aussi, fleurissent des roses.)
« Der Rosenkavalier » Opéra.
Richard Strauss: 1864 - 1949
( hors le titre …
…toute ressemblance serait fortuite).