Souvenirs de Tournan (1939-1940)

Après I935, l'homme clairvoyant ne pouvait plus douter de l’imminence d’un conflit international et la quiétude cédait petit à petit à la crainte de vivre, à la peur de l'avenir, tellement le spectre de la guerre épouvantait l’Europe et spécialement nous riverains du Rhin. Cette guerre redoutée est donc venue en septembre 1939 et avec elle tout un cortège de mesures en conséquence. Les Frères du Collège troquent la soutanelle avec l’uniforme et l’internat est interdit, étant situé en zone militaire. De plus, un ordre de réquisition de tous les lits des élèves est signifié au Directeur Frère Félix. Pour satisfaire les demandes d’admis­sion de tant de familles, il reste la seule solution, il faut émigrer. Par l’intermédiaire de l’infatigable Frère Médard, ilest offert par l’Oeuvre St.Vincent de Paul un château qui semble convenir à Tournan en Brie (Seine et Marne). Pour le transfert, l’administration se montre prévenante et met à la disposition du Collège les wagons nécessaires au transport de tant de monde, de tant de matériel. Le départ du convoi a lieu le 13 Novembre 1939 avec à bord 80 élèves, 12 Frères et 4 Sœurs.

  • Château de Combreux

    Château de Combreux

Souvenirs de Tournan (suite)

A l’arrivée à Tournan dans ce château appelé Combreux, il fallait aménager l’intérieur du bâtiment de façon qu’il puisse servir de refuge. C’est déjà le surlendemain de l’arrivée que la vie du Collège de Matzenheim va reprendre, avec les mêmes programmes. Les élèves sont répartis en 6 classes... et le corps enseignant comprend outre le Directeur Frère Félix, les Frères vétérans de Matzenheim, Fr. Anselme, Fr. Jean, Fr. Fulrade, ainsi que les jeunes Frères frais émoulus et non encore mobilisés, tels les Fr. Jules, Fr. Albert, Fr. Séraphin. Les Frères Antoine, Landolin et Tharsis font oeuvre de "bonnes à tout faire" dans la maison avec les 4 Soeurs qui s’occupent de la cuisine, de la lingerie et de l’infirmerie.

"Ora et Labora" est restée la devise en exil. C’est dans la coquette chapelle au rez-de-chaussée que l’Aumônier, le Père Combrichon célèbre chaque jour la Ste. Messe avec toute la Communauté. Entre-temps suivait de Matzenheim une énorme caisse de cuivres contenant tous les instruments de musique, et c’est très rapidement que la fanfare s’est mise sur pied sous la direction du Frère Fulrade. C’est avec les charmants concerts de la musique que c’est vraiment un Matzenheim en miniature qui s’est installé dans ce Château de Combreux implanté dans un grandiose parc aux portes de Paris. Les vacances de Noël se déroulent dans l'intimité familiale entre Frères et élèves dans ce refuge à Tournan. Le 14 Mars 1940, les élèves rentrent en Alsace pour les vacances de Pâques jusqu’au 5 Avril 1940.

Le 10 Mai 1940, c’est le début de l’invasion foudroyante par les armées allemandes à travers la Belgique et le Luxembourg. Avec le recul des armées françaises et anglaises, une peur collective se développe de plus en plus. Les premiers élèves quittent le collège à Tournan pour retourner en Alsace. L’effondrement de l’armée française se confirme et c’est la débâcle générale. Dans la soirée du 13 Juin 1940, les 33 élèves restants avec les Frères et Soeurs, s’embarquent dans la gare de Gretz dans un train de réfugié, malheureusement ce train s'immobilise à minuit sur la ligne en rase campagne. Le lendemain à l’aube, tout le groupe quitte le train pour marcher en direction du sud. Cependant, dans l’après-midi, les blindés de la Panzerdivision du Gal.Guderian font barrage au groupe au carrefour sud de Donnemarie. Inutile de fuir encore et on rebrousse chemin en direction de Tournan. Ce n’est qu’après 3 journées de pénibles étapes de marche que l’ensemble du groupe revient à Tournan. De graves problèmes de ravitaillement se font jour, les Frères avec les élèves, font le maximum pour trouver la nourriture.

Le 1er Juillet 1940, les classes reprennent aussitôt malgré le danger de réquisition des lieux. En même temps, le Frère Directeur multiplie les démarches afin de pouvoir ramener en Alsace les élèves qui restent. Le 8 Août 1940, il parvient avec le groupe restant, de rentrer à Matzenheim via Troyes et Belfort. C’était le dernier épisode de cet exode du collège replié à Tournan en Brie. Le collège à Matzenheim a été réquisitionné par la Wehrmacht et converti en hôpital militaire. Par une lettre pleine d'émotion, le Fr. Félix fait part à ses élèves de la fermeture du collège et exhorte tous de garder intact dans leur coeur l’esprit et le souvenir du collège de Matzenheim.

Pierre Rolly

«Que de prouesses d’organisation ont été accomplies par les Frères, dans les circonstances difficiles à comprendre aujourd’hui, si on n’a pas vécu ce temps. Avec le recul, je mesure aujourd’hui cette action remarquable qui a été la question de tous les jours. Malgré la guerre et les problèmes qui s’en suivirent, notre vie d’élèves, à Tournan, jusqu’à l’exode de juin 1940, a été normale : classes, récréations distractions... Les élèves étaient nourris et logés, ne subissant pas de privations majeu­res. Bref tout était agencé comme à Matzenheim. Cependant, alors qu’à Matzenheim la vie au collège était empreinte de la hiérarchie entre maîtres et élèves, cette situation était très estompée à Tournan. Cela se com­prend : épreuves communes subies par le repliement, éloignement de la famille, vacances de Noël vécues ensemble, crainte de l’avenir.., tout cela favorisait un véritable esprit de communauté et de partage.. . »

«Je garde le souvenir assez net de ma rentrée à Tournan, en novembre 1939. accompagné par mes parents, j ‘étais venu un jour avant les autres élèves. Avoir été le premier à franchir le seuil de ce château imposant, est un évènement qui ne s’oublie pas. Je me revois marchant sur la route, longeant le mur interminable de la propriété, tournant à son angle extrême pour apercevoir le château-collège. Le Fr. Jean fut le premier à nous voir arriver et je l’entendais crier vers l’intérieur de l’immeuble : «le premier élève arrive». Immédiatement, interrompant leurs activités, tout le monde accourut sur le perron. Un vrai comité d’accueil se forme et nous salue : Fr. Jean, Fr. Fulrade, les Sœurs et le personnel de ser­vice. Je fus reçu comme un prince : moment d’émotion inoubliable.»

Je me remémore assez bien notre excursion à Paris. A la décou­verte des monuments extraordinaires de la capitale s’est associée la con­naissance des baguettes parisiennes fraîches et croustillantes. Ce fut la «razzia» pendant le déjeuner et il fallut en rechercher une bonne quantité alors que le reste du repas était moins apprécié. Frère Félix dut inter­venir énergiquement pour modérer notre appétit trop gourmand «de ces alléchantes baguettes».

Notre sortie, à Tournan, avec Messe à l’église paroissiale, fut un succès populaire. C’était le 5 mai 1940, en la fête de Ste Jeanne d’Arc. Notre harmonie reconstituée devait se produire devant les autorités et la population. Ultime répétition de la Marseillaise avant notre départ. Malheur ! Le chef d’orchestre dut interrompre la musique pour rattraper deux dérapages. Mais. devant le Monument aux Morts l’hymne natio­nal fut joué de façon impeccable et les applaudissements fusèrent lors du concert qui suivit. Ce fut un évènement pour les habitants de Tournan.

«Une corvée était à l’ordre du jour, à Tournan : le ramassage des doryphores sur les plants de pommes de terre. Cet insecte, inconnu jusqu’alors chez nous, venu d’Amérique, commençait à faire des rava­ges. Un mini-championnat s’était constitué c’était à qui ramasserait le plus de ces bestioles».

«Le 9 mai, j’ai fais ma communion solennelle à Tournan. J’eus l’auto­risation de rentrer le soir en famille, pour deux jours, à Nogent-sur-Seine, où mes parents étaient réfugiés. Le matin du 10 mai, en allant chercher le lait à la crèmerie, j’aperçus des attroupements dans la rue. Le magasin était aussi plein de femmes qui pleuraient. C’est alors que j ‘appris l’invasion allemande. La crémière me présenta comme le petit Alsacien réfugié. Je fus littéralement happé par ces femmes qui vou­lurent me témoigner leur affection comme orphelin de ma région natale. Je fus tellement surpris par ces manifestations que je me suis sauvé, oubliant mon bidon de lait.»

Pierre Brunner 24, rue du 2e Cuirassier ALTKIRCH (68130)