1940 : les Frères au camp de Schirmeck

Frères qui sont passés au camp de concentration du Struthof :
 
1. AMBIEHL Ernest (en religion Frère Florentin), né le 11-2 1921 à Saasenheim
2. ARNOLD Aloyse (en religion Frère Bernard), né le 10-7-1894 à Kruth
3. BIEHLER Pierre (en religion Frère Antonin), né le 11-12-1921 à Gundolsheim
4. HAURY Xavier (en religion Frère Benno), né le 26-11-1878 à Ingersheim
5 JOST Justin (en religion Frère Materne), né le 6-7-1905 à Stutzheim
6. KERN Antoine (en religion Frère Adolphe), né le 14-08-1906 à Lixhausen
7. KERN Joseph (en religion Frère Pierre), né le 12-5-1901 à Lixhausen
8. MENGUS André (en religion Frère Silvin), né le 16-12 1886 à Wilwisheim
9. RISS Jean Joseph (en religion Frère Georges), né le 27 12 1917 à Obermorschwiller
10.VOGLER Alphonse (en religion Frère Bernardin), né le 2-7-1911 à Rittershoffen
11.WERNERT Antoine (en religion Frère Valentin), né le 3-4-1912, à Gumbrechtshoffen
 
 
Ces onze Frères, de la congrégation de la Doctrine Chrétienne de Matzenheim étaient actifs dans la Maison d’Education de Zelsheim[1]. Le 3 septembre 1939, étant donné la proximité du Rhin, les 340 pupilles avec le personnel d’encadrement ont dû être évacués à l’institution St-Materne d’Ehl, Centre de jeunes, dirigé aussi par les Frères de Matzenheim. Ils y sont restés jusqu’au mois d’août 1940. Entre-temps survint la débâcle. Dès juillet 1940, les Allemands commencèrent à germaniser et à nazifier l’Alsace.
Ecoutons le Frère Bernard, directeur de Zelsheim à l’époque : « Le 12 août, la Gestapo se présente à Ehl avec un immense car. Le chef entre et demande qu’on rassemble immédiatement tous les enfants d’origine non alsacienne. Quand je communique cet ordre à mes enfants, ils se mettent tous à pleurer, cherchent leurs effets au dortoir. Je les rassemble à la chapelle, où nous prions ensemble, en clamant à Dieu notre douleur ; c’est un moment poignant.
Les Allemands s’impatientent. Ils entrent dans la chapelle et nous crient de cesser cette comédie. Nous répondons par le chant : « Je mets ma confiance». Encore un mot vibrant de l’aumônier. Il bénit une dernière fois les enfants, qui, anxieux, montent dans le car. Ils sont 54 qui partent vers un avenir incertain ». Le lendemain on apprend qu’ils sont expulsés et qu’ils sont en route vers Lyon.
Le 15 août est encore célébré solennellement à Ehl. Le 16, c’est le retour à Zelsheim, avec 76 enfants et jeunes gens ; 35 sont à l’armée, 21 placés dans des familles et 54 été expulsés par les Allemands. Mais on sent l’orage qui approche.
 
Les dames brunes de l’assistance publique à Zelsheim passent dans l’établissement, laissant quelque espoir. Puis les militaires convoitent la maison pour la Wehrmacht. Début octobre, la Gestapo fait son apparition. Ses agents demandent les adresses des jeunes placés dans les familles. Ils vont les trouver et leur font remplir des questionnaires méchants et sordides. Le directeur, Frère Bernard, est accusé d’avoir parlé contre le nazisme et le Führer[2].Le 16 Novembre, quatre S.S. viennent fouiller toute la maison et emmènent avec eux le directeur, Frère Marie Bernard, et l’économe, Frère Pierre. Destination : le camp de Schirmeck.
Le Frère Marie Bernard raconte :
« Cérémonial d’accueil : coupe de cheveux à ras, remise de l’habit de fête du camp, engueulade du commandant, le célèbre Buck.
 
 Les jours suivants, les autres Frères sont amenés à leur tour. Finalement les enfants viennent faire, avec leurs éducateurs, une cure d’air peu banale.
Des jours durant, la Gestapo avait questionné nos enfants, usant du chocolat et de la matraque pour leur extorquer le spires choses contre ceux qui les dirigeaient… Nos pupilles ont été d’une conduite admirable, résistant au chocolat et à la matraque, à quelques rares exceptions près.[3]
 
A Schirmeck, on se revoit trois fois par jour, aux rassemblements ou appels, où les Wachtmeister (brigadiers chefs) et S.S. hurlent comme des diables. Défense de se causer ;nos garçons criaient à des distances de cent mètres : « Bonjour Fr. Directeur…Bonjour Fr. Silvin… » au grand scandale des geôliers, naturellement.
Voyant leur directeur scier du bois par un froid de moins 12°, des garçons viennent lui dire qu’ils vont chercher des gants. Le lendemain, Gross et Egli lui apportent une excellente paire de gros gants. Dieu sait d’où ils les avaient tirés ! Ces sacrés gosses !
Les Frères occupent bientôt tous les postes de confiance au camp. Fr. Benno est devenu l’infirmier personnel du terrible commandant. Au moment où le Frère lui fait les piqûres dans sa jambe malade (l’autre était de bois), il trouve des mots très tendres de remerciement. Frère Silvin et Frère Florentin aménagent le logement du Directeur : volets, fenêtres, meubles. Le Frère Conrad est rattaché à sa popote personnelle. Avec le Frère Georges je suis appelé à faire les petits travaux dans la baraque des Wachtmeister : surveiller feux et propreté. J’avais le grand avantage de pouvoir manger à la cantine de ces chers messieurs.
Pendant ce temps, l’occupant pille Zelsheim de fond en comble : 600 draps de lits, 500 couvertures, toutes les réserves de linge, d’habillement, de provisions.
 
 Un jour, sachant qu’on a amené au camp toute notre réserve de cuir, j’ai la hardiesse de demander au Wachtmeister Kurt, l’autorisation de faire ressemeler mes souliers où rentrent, à grande dose, eau et neige. Un non catégorique est sa réponse. Un après-midi, je suis chargé par un S.S. de porter ses bottes à
 la cordonnerie. Notre pupille Hackenschmitt y travaille comme sous-chef. Il m’accueille avec un bon sourire. Je lui confie ma déconvenue. « C’est tout de même honteux, dit-il, de la part de cet homme. Il s’est fait faire six paires de chaussures pour toute sa famille, avec notre bon cuir de Zelsheim, et à vous il refuse une paire de semelles, le misérable ! Ôtez vos chaussures ! » Au bout d’une heure, mes souliers sont parfaits. Mais durant ce temps, je sue à grosses gouttes, craignant à tout moment l’arrivée de l’impitoyable Wachtmeister Kurt qui, du matin au soir, fait la ronde au camp.
Aujourd’hui, 16 décembre ! Le stage de rééducation dure depuis un mois. C’est assez long, trop long ! Toujours derrière des barbelés, les yeux mauvais des chefs de camp braqués sur vous, toujours ces rassemblements automatiques, orchestrés par des hurlements. Et puis l’incertitude ! Sera-ce Dachau ? la Pologne ? la France ? Et surtout pas de messe, même pas le dimanche. La seule force, la prière, que n’arrête aucun barbelé ! En face du camp, sur la colline, il y a une haute et belle statue de la Vierge. Cent fois par jour, je tourne mes yeux et mon cœur vers a madone.
Nous avons fait, chacun individuellement, une e neuvaine en vue de la préparation de la fête de l’IMMACULEE Conception ; On s’est mis d’accord pour cela au moment où on se rencontrait au W.C. Répartis sur différents baraquements, on ne pouvait pas se causer autrement.
Un e semaine après cette fête, on nous appelle tard le soir, au bureau du commandant Buck qui, avec une gentillesse qui ne lui était pas propre, nous déclare que nous pourrons partir le lendemain. Il remet m^me à chacun son chapelet avec beaucoup de gentillesse.
Cette nuit-là, de joie et d’impatience on ne dort pas ! Le 17, de bon matin, on est sur pied. On signe un contrat de ne plus revenir en Alsace, sous peine d’être envoyé dans des carrières. En cherchant le café, je rencontre une dizaine de nos garçons qui connaissaient déjà la grande nouvelle. Ils nous disent « Au Revoir » en pleurant. A la garde de Dieu [4] .
Le train roule en direction de Strasbourg. On embarque quelques centaines de personnes. Il s’ébranle à nouveau. En passant par Matzenheim, je jette une lettre par la fenêtre juste aux pieds d’un employé. Il la portera à l’adresse indiquée, à mon Supérieur (Fr. Auguste). Colmar, Mulhouse ! La France ! Deo Gratias ! Besançon, Dijon, Macon : la ligne de démarcation ! Les 1200 expulsés sont aux fenêtres et chantent, à plein gosier la Marseillaise ! »
« Après deux jours de voyage, poursuit le Frère Bernard dans un paragraphe intitulé « Le Paradis », on débarque à Lourdes. A ma première sortie, on se dirige vers la grotte miraculeuse pour aller remercier a Vierge qui nous dédommageait largement de l’enfer de Schirmeck ; la messe de minuit de 1940, dans l’Eglise du rosaire, où la Chorale des réfugiés et des expulsés chante son amour à l’enfant de Bethléem, reste pour nous tous un souvenir impérissable. »
Certains Frères resteront à Lourdes à l’école d’Alsace –Lorraine, tandis que la plupart s’installeront, le 3 janvier 1941, à Trélissac, à 5 km de Périgueux, où, sous l’égide de Mgr Ruch et de vicaires généraux Mgr Kolb et Mgr Kretz[5], l’œuvre de Zelsheim pourra être reconstituée. 26 des enfants expulsés, accueillis dans un asile pour enfants malheureux créé par la ville de Villeurbanne, pourront les rejoindre. Frère Adelphe se rendra à Thiviers en Dordogne, où les Frères avaient pris en charge l’école libre. L’œuvre de Zelsheim retournera en Alsace en 1946.[6]


[1] La maison de Zelsheim, maison de redressement moral (avec le Riedhof), totalise 190 élèves, plus 150 en placement familial. Elle comprenait trois classes et cinq ateliers.
 
[2] Le Frère Directeur écrit : « ils vont cueillir, chez nos jeunes placés, des éléments d’accusation contre leurs éducateurs. Le jeune M. placé à Scherwiller, accuse le directeur d’avoir parlé, au mot du soir, contre le nazisme et le Führer. Il débite d’autres mensonges encore, dans le but de se libérer de la tutelle de Zelsheim. Les jeunes en placement viennent le dimanche, me renseigner sur les visites et le questionnaire méchant et crapuleux de la Gestapo. »
 
[3] Les vicaires généraux du diocèse de Strasbourg, Mgr Kolb et Mgr Retz, expulsés en décembre 1940, parlent de la question dans leur rapport en février 1941, « sur la situation religieuse en Alsace à la fin de l’année 1940 », destiné à Mgr Ruch pour être envoyé au Vatican par l’intermédiaire du Nonce Apostolique à Vichy. Mgr Valerio Valeri :
« Il y a lieu de rappeler ici, écrivent-ils, l’incident grave et pénible qui a mis en émoi la congrégation des Frères de la Doctrine Chrétienne (dits de Matzenheim) :
Leurs élèves originaires d’un département autre que le Haut-Rhin ou le Bas-Rhin avaient été expulsés dès la seconde moitié de l’été ; cette mesure avait été prise du reste à l’égard de tous les petits français de l’ »intérieur » confiés à ns établissements d’éducation.
En novembre, la Gestapo s’abattit avec une brutalité inouïe sur l’établissement de Zelsheim, auquel étaient confiés des enfants et des adolescents ayant été retirés leurs parents pour incurie de la part de ceux-ci ou pour avoir eux-mêmes donné des preuves de n’être qu difficilement éducables. La police procéda à une enquête hideuse, auprès de frères et auprès des enfants, sous prétexte que la maison n’était qu’un nid d’homosexuels. Après quelques jours de ces procédés cyniques et sadiques, les frères et leurs protégés furent emmenés dans un camp de concentration où ils connurent les traitements et humiliations qui sont à l’ordre du jour dans cette institution nouveau genre.
Vers la fin de l’année 1940, les nazis expulsèrent maîtres et élèves en France non occupée (Voyez le rapport spécial concernant l’établissement de Zelsheim) » (Archives de l’Eglise d'Alsace, 1984, p.347-348).
 [4] Nous disposons d’un autre rapport sur la vie des Frères de Matzenheim au camp de Schirmeck, écrit en allemand par le Frère Marie Benno.
[5] Mgr Ruch, évêque de Strasbourg, avait quitté l’Alsace à la mi-juin 1940, pour aller rejoindre ses ouailles repliées dans le Sud-ouest. Les Allemands lui interdisent le retour dans son diocèse. Il résidera à Trélissac près d Périgueux. C’est là qu ses vicaires généraux, Mgr Kolb et Mgr Kretz, expulsés en décembre 1940, le rejoindront. Mgr Kolb restera avec lui, tandis que Mgr Kretz se fixera à Nay, près de Lourdes ; il décédera à Pau en 1943 et sera inhumé à lourdes.
[6] Archives de la Congrégation des Frères de la Doctrine Chrétienne de Matzenheim, dossiers des religieux en question.